Pour Marie-Jeanne, la rencontre avec la petite fille qu’elle a été a donné ce beau texte :

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Une petite voix surgit du jardin :
« Madame, poussez la porte très fort ! » La vieille dame parvient enfin à ouvrir la grille et à pénétrer dans le jardin. Une petite fille se balance au portique planté au beau milieu du jardin. En s’approchant, la vieille dame reconnaît  la chevelure abondante et crépue, les boucles, les yeux gris bleus, l’air décidé : c’est elle…
« Tu veux que je te pousse ? »
– Oh oui !
Et la petite fille s’élance de plus en plus haut et rit de plus en plus fort. « Vous voulez voir maman, elle est dans la maison » Non, la vieille dame ne veut pas voir sa mère.

Elle voulait dire à la petite fille que…

«Je connais cette maison. J’y ai habité quand j’avais ton âge.
– Et alors, elle était comment ?
– Comme maintenant.  Avec son jardin de fleurs devant et son potager derrière.
– Vous jouiez de l’harmonium ? Il y a l’harmonium de mon grand-père dans la salle à manger
– Est-ce que tu en joues, toi ?
– Oh non, je ne sais pas. Je sais juste faire marcher les soufflets avec mes pieds et appuyer sur n’importe quelles touches pour faire de la musique, mais maman dit que je lui casse les oreilles
– Alors, moi non plus, je ne savais sûrement pas
– Vous savez ce qu’elle nous fait de bon, Betti ?
– Je sais…Oh oui ! Des profiteroles au chocolat, remplies de crème au goût de paradis, comme le rappelle toujours ton père. »
La petite fille saute de la balançoire presqu’en plein vol et regarde la vieille dame avec amusement et incrédulité.
« Venez, il y en a dans la pièce fraîche à côté de la cuisine. Plein un plat. Venez, regardez. Prenez en une. Betti les a faites ce matin, très tôt, avant que nous nous levions. C’était pour le dessert. Il en reste…Goûtez. »

Le temps est suspendu… La vieille dame voudrait dire à la petite fille que…

« Tu n’es pas à l’école ?
– Mais non, c’est jeudi, vous ne savez pas ?
– J’ai oublié…depuis si longtemps….
– Vous savez qui m’emmène à l’école ?
– C’est Sussu, tu l’aimes bien. Dimanche elle t’a donné une belle image de sa Première Communion. Tu vas aller te baigner dans la rivière, te promener à la chènevière  aujourd’hui?
– Comment vous devinez tout ça ?
– Parce que, dans la chènevière, j’y ai passé tant d’après-midi d’été. On nous interdisait de jouer dans le potager pour que nous ne risquions pas de piétiner les rangées de légumes et nous allions dans la chènevière quand nous étions las de jouer dans le jardinet devant la maison.
– A moi aussi on m’interdit d’aller jouer à la cachette dans le potager. La chènevière, c’est tout près d’ici. Venez y jouer à l’attrape avec moi, faire des galipettes dans l’herbe, le pré est en pente, on roule à toute allure et ça fait crier tata parce que on salit nos habits…
– Oh non ! J’ai bien trop peur ; je m’égratignais toujours les genoux et les jambes à ce jeu.
– Vous n’aimeriez pas aller vous baigner dans la rivière ? L’eau est froide, mais c’est rigolo, on fait peur aux poissons. » La vieille dame se souvient que l’eau la glaçait délicieusement.

Elle voudrait encore dire à la petite fille que…

« Tu n’aimerais pas découvrir une autre rivière que la Saône ?
– Oh non ! Je n’aime pas la géographie. Je m’embrouille dans les noms de fleuves et de rivières, et puis vous savez, avec les affluents, les confluents… Je me fais gronder parce que je mélange tout
– Pourtant tu vas découvrir la Loire et tu n’oublieras jamais cet étonnement.
– La Loire….Mais elle est loin ? Comment je vais y aller ?
– Regarde cette photo. La grille de ta maison est cadenassée, la porte d’entrée et les volets sont clos. Tu es partie avec tous les tiens.
– Mais je vais revenir, on ferme quelquefois la maison quand on va voir mes cousins, ma grand-tante. Mais on revient, ici c’est chez moi, on ne peut pas s’en aller »

La vieille dame voudrait expliquer à la petite fille que…

« Regarde cette autre photo, c’est un volcan.
– Un volcan ? Mais… il ne crache pas de feu…
– Les volcans d’Auvergne sont éteints depuis des millions d’années
– Ah oui, ça, je sais. Ils sont couverts de jolies prairies. Vous savez, le Mont Blanc, j’ai une photo dans mon livre ; il est couvert de neige, même en été tellement il y fait froid. Je voudrais que papa m’emmène voir les neiges éternelles.  Mais on reviendra. »

La vieille dame voudrait s’écrier que…

La voix à la TSF annonce :
« Les Allemands sont à Sedan »

La vieille dame se tait et regarde intensément la petite fille qui va oublier sa maison, son jardin, son école, la rivière, la chènevière, Sussu, la vieille Betti…. Elle la laisse toute à la joie enfantine et innocente qu’elle va éprouver de traverser la France, de découvrir la Loire, les volcans d’Auvergne, le merveilleux été dans une ferme du Puy de Dôme, puis d’habiter cette ville thermale à l’immense parc doré par automne, de baptiser un nouveau petit frère, d’aller dans une école vraiment pas comme les autres écoles, très haut perchée, sur les remparts : il faut monter 90 marches pour y arriver…

La voix à la TSF résonne encore :
« Les Allemands sont à Sedan …  »

Il faut fuir. On se hâte. On remplit le coffre de la voiture. On ferme les volets, la porte. On cadenasse la grille. On y est. On démarre. On s’en va.

On ne reviendra jamais.

La petite fille ne sait pas encore qu’elle vient de laisser sa petite enfance à la porte de cette maison.

La vieille dame, elle, savait…. Elle aurait voulu dire à la petite fille que…

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