Il est 22 heures et la nuit est tombée. Je me suis promené, tout à l’heure, et la pleine lune baignait la campagne d’une lueur magnifique et blafarde. Des nuages moutonnant se rassemblaient autour d’elle, comme si elle gardait le troupeau, apeuré par quelque loup d’étoiles. Les chiens que je promenais partaient au devant de moi, pour m’ouvrir le chemin.
Au moins, ici, ils se baladent en liberté, courent sans arrière-pensée après les oiseaux, se dépensent sans fin, et, le soir venu, après avoir longtemps joué encore, se couchent contre le poêle, pour passer la nuit au chaud. Je tourne moi aussi le dos au feu crépitant, en écrivant, ronronnant presque du plaisir de sentir cette douce chaleur pénétrer ma nuque.
C’est une vieille maison. La plaque de la cheminée de la cuisine porte la date de 1739. Mon arrière-arrière-grand-père l’a achetée dans sa jeunesse. C’est peut-être un ancien relais de poste à cheval, un bâtiment épais, autant fait pour résister aux rudes hivers de cette région, que pour garder la fraîcheur à l’intérieur pendant les chaleurs estivales. Beaucoup de légendes familiales flottent autour de cette bâtisse. Il y aurait des armes encore enterrées dans la cave, depuis la seconde guerre mondiale ; il y aurait des livres tellement vieux qu’ils en seraient inestimables dans la bibliothèque… Je crains qu’aucune ne soit vraie, mais c’est tellement agréable de se dire « et si ? », qu’on les répète finalement. Des générations se sont croisées, réunies, ici, des familles d’amis ont été hébergées, passant des discussions des adultes assis dehors après le déjeuner, se chauffant au soleil de l’été, aux cris des enfants jouant sur les balançoires, ou courant jusqu’à la rivière qui ferme le jardin.
Celui-ci est un grand terrain, coupé en deux par un petit muret de pierre. Ce dernier est ouvert par une petite porte, qui donne sur une allée entre des peupliers. L’allée mène, au fond, à cette rivière qui est presque à sec en été, mais qui, pour l’instant, bouillonne et tourbillonne à tout va.
Chaque pièce porte un nom particulier. L’entrée s’appelle la « salle des paons », parce que depuis toujours – au moins pour moi – elle a été décorée avec ces animaux sur les murs. Elle est souvent mal rangée, servant à ranger le banc d’extérieur qui nous accueille quand le temps est doux et que le soleil frappe de ses derniers rayons la façade, à entreposer les vélos qui nous servaient à nous déplacer quand nous étions enfants…
La table de la cuisine est une immense table ovale, qui date de mon arrière-grand-père. Cette table est originale en soi, parce que les tables de forme ovale sont extrêmement rares à cette époque. Il s’agit en fait d’un caprice de ma mère, enfant, à qui son grand-père avait demandé ce qu’elle voulait. J’ai toujours vu dans la cheminée monumentale – on pourrait y rôtir un bœuf entier – un poêle accolé à des plaques électriques, même si la cuisinière à bois actuelle est très récente.
C’est dans la cheminée de la salle à manger, qui pourtant est plus un salon qu’autre chose, que nous faisions chauffer à blanc des pinces à feu, durant les hivers. Nous attrapions ensuite des morceaux de sucres qui caramélisaient sur place, et nous les laissions tomber dans des tasses de lait, ce qui donnait un breuvage dont nous raffolions, tant pour la manœuvre qui nous semblait périlleuse, que pour le goût de la boisson.
Depuis toujours, le petit salon a abrité mes heures de lecture, quand je partais à la découverte de bandes dessinées recelées dans des cartons à l’étage, ou quand je me plongeais dans des livres d’aventure. Je ne suivais jamais – ou très rarement – mes frères dans leurs explorations ou dans leurs travaux dans les fermes voisines ; mes parents étaient assurés de toujours me trouver là, un livre entre les mains.
Le grand salon, lui, à l’étage, était en fait la chambre à coucher des parents, quand nous étions enfants. Les portraits qui ornent ses murs, des aïeux sévères, me terrifiaient quand j’étais minot : je croyais qu’ils me jugeaient ou n’aimaient pas mon remue-ménage. Je faisais donc le moins de bruit possible, en passant devant eux, pour ne pas les déranger. C’est une chambre spacieuse, dans les armoires – comtoises, bien entendu – de laquelle je venais chercher le vieux parachute de mon père, pour rêver un peu et l’enfiler.
La chambre rouge est ainsi dénommée à cause de l’immense lit à rideaux rouges qui y trône. C’est une vieille tradition comtoise, pour se protéger du froid la nuit : de grands rideaux tombent du plafond et descendent le long du lit, l’enfermant complètement dans son cône protecteur. J’ai passé de nombreux moments, rideaux fermés, à me cacher des regards, pour lire ou pour chahuter avec mes frères, ou pour me protéger de tous les mauvais esprits qui pourraient venir me tirer les doigts de pieds pendant la nuit.
La chambre jaune a été appelée ainsi à cause du même genre de lit, qui cette fois a des rideaux… jaunes, oui, c’est cela.
La chambre de bois, elle, est entièrement recouverte de lambris, qui lui donnent un aspect beaucoup plus rugueux que les autres pièces de la maison. Elle a toujours été le repère de mon frère cadet, qui l’a très tôt annexée, et décorée selon ses propres goûts, y entreposant ses cannes à pêche, barrant sa porte de panneaux trouvés dans la campagne.
Enfin, le grenier a toujours été un lieu d’évasion extraordinaire. Il n’a jamais été rangé, il y a un chantier de vieilles affaires plus ou moins rouillées, des meubles sous plastique, des livres et des revues dans des cartons, des outils, des pièces que nous n’utilisons plus depuis longtemps. La lumière n’y fonctionne pas toujours, et s’y retrouver – en pleine journée seulement, par peur des fantômes qui pourraient se réveiller – a toujours eu un délicieux goût d’aventure et de découverte.
C’est ici que j’ai les plus beaux et les plus nombreux souvenirs d’enfance. Nous déménagions souvent, mon père étant officier dans l’Armée de Terre, mais nous passions toutes nos vacances ici. C’est ici que nous avons fait nos pires bêtises, et passé des moments extraordinaires. C’est ici que, dans un duel épique à l’arc avec mon frère, j’ai failli avoir l’œil crevé. La flèche m’ayant loupé d’un ou deux centimètres, nous avons changé de jeu et joué aux pirates, puisque j’avais hérité d’un bandeau qui me barrait le visage. C’est ici que mes frères et moi-même avons trouvé de vieilles cigarettes de troupe datant d’un grand-père ou d’un arrière-grand-père, les avons prises discrètement et avons été dans la campagne les fumer. Mon plus jeune frère est revenu malade et proprement vert, ce que nous avons essayé de justifier – sans y réussir – par un abus de pommes pas assez mûres… C’est ici qu’un soir d’automne, promenant le chien, j’ai assisté à une scène de la nature que je n’oublierai pas. Je me suis retrouvé sur le pont qui coupe la rivière, alors que la lune se levait, apparaissant rousse au dessus de l’horizon, entre deux arbres, dans l’axe de la rivière. La brume se levait aussi, uniquement sur la rivière, lui donnant un air magique, enchanté. Le reste du ciel était limpide, et les étoiles commençaient à se révéler. J’aurais juré qu’une barque allait sortir silencieusement de la brume, avançant seule, et portant une silhouette de femme encapuchonnée, une prêtresse d’une ancienne religion, venue me parler de son monde et de son époque. C’est ici aussi, que, plus tard, j’ai passé une semaine entre amis, très exactement sept garçons et une fille. Lors d’une soirée en boîte de nuit à Besançon, nous avions fait à tour de rôle danser la jeune fille qui nous accompagnait, ce qui l’a obligée à consulter un médecin au retour, à cause du claquage musculaire dû à cette nuit de folie…
Nous y sommes venus à l’occasion du baptême d’un petit cousin, dans la région. Mais cela nous permet aussi d’ouvrir les eaux, de faire revivre la maison après son hibernation. Les hivers ici sont tellement rudes qu’il faut vidanger toutes les tuyauteries pour qu’elles n’explosent pas, prises par le gel. Pour ma part, je voudrais rester au chaud, près du feu, pour garder les chiens et lire, pendant que ma mère ira représenter la famille auprès des cousins. Mais probablement que je n’aurai pas le temps de lire ni d’écrire, puisqu’il faudra entretenir la cour, enlever les herbes qui poussent entre les dalles, désherber le chemin de cailloux blancs, tondre l’herbe s’il ne pleut pas… Mais malgré l’entretien que la maison et le terrain demandent, c’est un des rares endroits où je me sente vraiment bien, même si je n’aimerais pas y vivre à longueur de temps. Et, pour que j’y amène du monde, il faut vraiment que nous soyons intimes, même si c’est déjà arrivé. Car si les murs de cet endroit pouvaient parler, ils raconteraient beaucoup de secrets…
Pentecôte 2001
En réponse à mon « atelier d’écriture », voici le texte que Luc m’a envoyé sur Cenans. Certainement la maison a subi des transformations et il n’y a plus de rideaux rouge ou jaune autour des lits. Il y a toujours des chiens, même si ce ne sont pas les mêmes. Il y a toujours des lunes extraordinaires qui se lèvent sur la rivière et des bouquins, pas tous vieux…